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LUCIEN SUEL
LE JARDINIER DES POÈMES
ENTRETIEN ET POÈMES CHOISIS (PLUS BAS

Né en 1948, je vis dans les Collines d’Artois où j’ai bâti ma maison et cultive mon jardin.

Les principales étapes de ma vie littéraire sont : la rencontre avec la Beat Generation (1966), la correspondance avec Claude Pélieu, l’invention du vers justifié (1987), les publications en revue : La Poire d’Angoisse, Doc(k)s, L’Invention de la Picardie, Le Jardin ouvrier, la création de la Station Underground d’Emerveillement Littéraire, l’édition de mille numéros de Moue de Veau (magazine dada punk), la fabrication des poèmes express, le blog Silo-Académie 23, la publication de nombreux recueils de poésie et de plusieurs romans, la traduction du « Livre des esquisses » de Jack Kerouac, les lectures performances…

Poèmes chois

Lucien Suel

Le jardinier des poèmes


Lucien Suel, le jardinier des poèmes

Quand la vie devient le potager du verbe


Né en 1948, je vis dans les Collines d’Artois où j’ai bâti ma maison et cultive mon jardin.

Les principales étapes de ma vie littéraire sont : la rencontre avec la Beat Generation (1966), la correspondance avec Claude Pélieu, l’invention du vers justifié (1987), les publications en revue : La Poire d’Angoisse, Doc(k)s, L’Invention de la Picardie, Le Jardin ouvrier, la création de la Station Underground d’Emerveillement Littéraire, l’édition de mille numéros de Moue de Veau (magazine dada punk), la fabrication des poèmes express, le blog Silo-Académie 23, la publication de nombreux recueils de poésie et de plusieurs romans, la traduction du « Livre des esquisses » de Jack Kerouac, les lectures performances…



Rivages Culturels : Pourriez-vous nous dire deux mots sur votre expérience dans le monde de la littérature ?

Lucien Suel : Je dirai volontiers plus que deux mots pour évoquer cinquante années de production littéraire. Assez jeune, avant trente ans, je pensais faire de ma vie un chef d’œuvre, ce qui était prétentieux. Plus tard, Didier Moulinier, éditeur de mon premier volume de « Morceaux choisis », me nomma « poète ordinaire. » J’ai pris cet adjectif, « ordinaire, » dans le sens de rangement, de classement ; un poète qui tente de mettre de l’ordre dans le chaos du monde, en pure perte, bien sûr. Enfin, ces dernières années, je pense atteindre le but ultime en devenant moi-même le poème.


Romancier, poète… Vers lequel de ces exercices va votre préférence ?

Ne voulant me priver de rien, ni hiérarchiser mes différentes activités, prenant plaisir à travailler dans des cadres habituels (sonnet, haïku, nouvelle, roman…) aussi bien qu’à expérimenter en créant de nouvelles formes (vers arithmogrammatiques, poèmes express, twittérature…), je n’ai pas à proprement parler de préférences. Toutefois, je suis avant tout poète et ne suis devenu romancier qu’à l’âge de soixante ans lorsque j’ai composé « Mort d’un jardinier » et que la maison d’édition a qualifié ce récit poétique de « roman ». Le succès public du livre réédité en collection de poche, m’a incité à écrire d’autres romans, mais je n’ai jamais abandonné l’écriture et l’invention poétiques.


Quels sont les thèmes récurrents que vous abordez le plus dans vos poèmes ?

J’écris beaucoup suite à des commandes pour des magazines, des anthologies, des collaborations avec des plasticiens ou des photographes. La pratique de l’Art postal m’a aussi amené à écrire sur les thèmes les plus divers. Toutefois, exerçant ma liberté, je parviens à faire mention de mes goûts et de mes préoccupations dans la majorité des poèmes. Ce qui est récurrent : l’enfance, la mémoire, la nature, le travail, la vie quotidienne, l’attention aux humbles, la critique de la consommation et du progrès à tout prix, l’humour…


Vos actualités littéraires sont très riches. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Ces dernières années, j’ai pu rassembler et faire publier plusieurs anthologies de mes poèmes « Je suis debout » et « Ni bruit ni fureur » aux éditions de La Table Ronde » et « Arithmomania » au Dernier Télégramme. J’ai aussi rédigé un dernier roman intitulé « Rivière » édité aux éditions Cours toujours. Le « Livre des poèmes express » va paraître au Dernier Télégramme. Après quoi, je vais me plonger dans le tri de mes archives, un énorme travail en perspective.


Croyez-vous qu’il y a encore une place pour la poésie dans l’époque actuelle ?

La poésie d’hier et d’aujourd’hui est présente dans les bibliothèques et dans la parole des poètes. Elle est proclamée dans les festivals, sur la scène, dans la rue, sur les blogs et les réseaux sociaux. Mémoire, résistance, vision : « Poésie is not dead ! »









Poèmes choisis



Grand pingouin
espèce disparue

(extrait du Bestiaire alphabétique)


Grand Pingouin

Grand Pingoui

Grand Pingou

Grand Pingo

Grand Ping

Grand Pin

Grand Pi

Grand P

Grand

Gran

Gra

Gr

G
















Regarde


regarde le fond de la rivière

vois les roues du vélo rouillé

dents d'acier mordant la chaîne

algues molles prises dans le pédalier

vois le chatoiement mouillé des écailles

les yeux ronds métallisés des poissons

le cercle jaune du reflet lunaire

regarde les cailloux tombant au ralenti

comme protons dans une piscine radieuse

regarde cette langue chair rouge tremblotant

bouche qui s’ouvre se ferme

pour dire oui pour dire non

regarde fugitivement le visage d'Ophélie

dans le long faisceau des phares

traînée de gaz et de poussière




sur le macadam de la rive

sel sur la queue des comètes

regarde la plume crevant le papier

vois le vide de la page

s'agrandir dans un miroir confusément

se densifier jusqu'au trou noir

regarde la danse échevelée des mots

nage dans le fleuve du temps


**

*



Le castor
(extrait du Bestiaire de William Brown)


Camarade castor,

le couteau entre les dents,

tu vas t'approprier l'arbre de la Connaissance.

L'avant-garde castor dresse des barricades

dans le bois de la Réalité.


Avec les pattes, avec les dents,

et même avec la queue,

ouvrier castor,

tu construis un monde nouveau

pour un avenir radieux.


**

*







Travailleurs,

camarades castors de tous pays,

soyez unis comme des dents à l'intérieur de la bouche.

Soyez unis comme les poils de la queue.

Soyez unis ainsi que des griffes au bout des pattes.


Frappe en cadence, ploc, ploc,

ta queue dans la boue,

plouc, plouc, ploc, ploc,

bâtis la maison,

camarade castor, en avant.

Castor, camarade,

tu bâtis la maison.








Lucien Suel

Choix de 11 poèmes pour Rivages culturels

Liste des poèmes :


  1. Le téléphone mobile

  2. Le castor

  3. Mon stylo quatre couleurs du Pas-de-Calais

  4. Grand pingouin

  5. H2O

  6. Regarde

  7. Fille du Nord

  8. Livres de jeunesse

  9. Known unto God

  10. Les champs de la nuit

  • Forêt



LE TÉLÉPHONE MOBILE


Qui est le porteur ? Qui est le porté et qui est le portable ?

Parfois, souvent, une excroissance mobile à forme humaine est accouplée à l'engin. Elle accompagne son téléphone, comme une illusion, ectoplasme sorti de l'écran, un hologramme animé, un batracien décérébré.

Allô ! Gardez contact ! Restez - allô ! - avec le troupeau !

Marchez en parlant ! Allô ! Parlez en roulant !

Neurones externes, peuple des portables, lié, soudé.

C'est aussi l'écran qui regarde, lui qui observe, une machine qui commande, dirige une séquelle de vie.

Allô ! Elle se frotte contre l'oreille ; la température monte à mesure - allô ! - que cet ustensile masse une tempe offerte.

C'est - allô ! - un lavage - allô ! - de cerveau. Allô ! Mhz, les ondes modifient la forme des acides aminés et la tumeur enfle.

Les parasites se miniaturisent. Le silence est détruit.

Le chant tonitruant du portable résonne partout, voix de son maître. Allô ! L'hymne triomphant et niais des technologies, un refrain puéril. Allô !

Voici le nouveau je, le nouveau jeu vidé, jeu vidéo d'adultes,

icône contemplée, ou bréviaire scruté, ou chapelet égrené, les consoles à consoler.

Seuls, les lointains sont encore vivants ; les proches ne sont plus là, inexistants.

Allô ! Allô ! Allô ! Allô ! Allô ! C'est moi, - allô ! - oui, je suis dans le train, - allô ! - allô ! - oui, je suis dans le, oui, train, dans le train.





LS CASTOR
(extrait du Bestiaire de William Brown)


Camarade castor,

le couteau entre les dents,

tu vas t'approprier l'arbre de la Connaissance.

L'avant-garde castor dresse des barricades

dans le bois de la Réalité.


Avec les pattes, avec les dents,

et même avec la queue,

ouvrier castor,

tu construis un monde nouveau

pour un avenir radieux.


Travailleurs,

camarades castors de tous pays,

soyez unis comme des dents à l'intérieur de la bouche.

Soyez unis comme les poils de la queue.

Soyez unis ainsi que des griffes au bout des pattes.


Frappe en cadence, ploc, ploc,

ta queue dans la boue,

plouc, plouc, ploc, ploc,

bâtis la maison,

camarade castor, en avant.

Castor, camarade,

tu bâtis la maison.






MON STYLO QUATRE COULEURS DU PAS-DE-CALAIS


Noir et noire. La gueule et le savon.

Rouge et rouge. Betterave rouge plate d'Egypte. Fourragère de l'ami Bidasse natif d'Arras.

Rouge et rouge. Mouron du champ d'honneur. Couple de cerises à l’oreille.

Verte et verte. La main dans le jardin ouvrier. Ligne de pois de sucre. Salades de blé éparpillées. Vrille du liseron autour du grillage.

Bleu et bleu. Travail et gendarmes.


Noire et rouge. La tôle goudronnée et le mur de briques cramoisies.

Noir et rouge. Sillon du marais pourri. Sacré-Cœur sous un globe en verre.

Noir et rouge. Corbeau croassant au-dessus du terrain vague. Soleil boule enflammée sur la mer.

Rouge et noir. Calicot et drapeau des syndicats. Bannière de la procession funèbre.

Rouge rouge rouge rouge. Coulée de métal au bas du four jaillissant du ventre crevé du sombre haut-fourneau.

Rouge rouge noir noir.


Vert et noir. Têtard ondulant dans la mousse.

Vert et noir. Champ de fèves.

Noir et vert. Savon. Savon. Peupliers dégoulinants. Noires et vertes. Barquettes de choux sur le marais de Salperwick.

Noir et vert et rouge et bleu. Sabot de vache dans l’herbe humide. Tuile d’argile chaude sous le ciel d’été.

Vertes ou bleues. Mouches des fumiers des charognes des pommes pourrissantes.

Verts et bleus. Buvards tachés. Croûtons secs moisis.

Vert de peur et bleu pour la lessive.


Rouge et bleu. Visage vitriolé par le gel.

Rouge et bleue. Certification du vétérinaire par tampon sur la couenne du jambon cru.

Rouge et bleu. Tableau didactique dans la classe. Pulmonaire circulatoire digestif.

Rouge et noir. Pinard et bistoule. « Armettez-me cha ! »

Bleu et rouge. Décoration au fronton de la mairie. Gerbe d’oeillets.

Rouge et bleu. Sang et sang. Monument de la Grande Guerre.

Vimy rouge.

Notre-Dame de Lorette bleue.

Souchez rouge.

Vimy rouge.

Roclincourt bleu.

Farbus bleu.

Carency bleu.

Neuville St-Vaast rouge et La Targette bleue et Cabaret-Rouge rouge et Ablain Saint-Nazaire bleu.

Rouge bleu vert noir tout partout.


(extrait du Bestiaire alphabétique)

GRAND PINGOUIN
espèce disparue


Grand Pingouin

Grand Pingoui

Grand Pingou

Grand Pingo

Grand Ping

Grand Pin

Grand Pi

Grand P

Grand

Gran

Gra

Gr

G







H2O


Dans l'Océan Pacifique, existe un lieu miraculeux. La densité en déchets y est si généreuse qu'on peut littéralement marcher sur l'eau.


L'eau est douce est courante est pure est propre est incolore est bleue est fraîche est fade est tiède est sucrée est potable est bonne


Mon grand-père disait que l'eau est plus forte que le vin, le rhum ou le pernod parce qu'elle peut porter bateaux, cargos et paquebots.


En passant la nuit à boire de l'eau minérale plutôt que de l'eau de feu, on ne finira pas noyé dans l'eau de la Deûle ou de la Garonne.


Dans les pays avancés, on peut laver son auto, remplir sa piscine, arroser sa pelouse et tirer la chasse en utilisant de l'eau potable.


L’eau des océans et l'eau des rivières sont des produits naturels servant au refroidissement des réacteurs dans une centrale nucléaire.


Le nitrate des engrais et les pesticides épandus dans les champs filtrent l'eau de pluie avant qu'elle ne rejoigne la nappe phréatique.


Une irisation a lieu quand l'eau des nuages traverse la traînée de kérosène brûlé laissée par un airbus. Ce prodige est un arc-en-ciel.


Véhiculer le samedi des packs de Vittel dans un 4x4, cela peut-il se comparer à la corvée quotidienne de l'eau dans un village du Sahel ?


Aux temps anciens, pour faire jaillir l'eau, on pouvait frapper un rocher avec son bâton. Aujourd'hui, on préfère utiliser la dynamite.


Pour les baptêmes républicains, il vaut mieux se servir d'une eau provenant du sous-sol national et distribuée par la régie municipale.


L'eau est saumâtre est stagnante est polluée est boueuse est sale est chaude est salée est empoisonnée est gelée est insipide est ainsi.


Un lendemain de noce et ribote, quel soulagement de se bassiner les tempes et le front, d'asperger d'eau fraîche le bois de sa gueule !


Plus la température descend, plus l'eau s'endurcit en hauteur et profondeur, jusqu'à pouvoir fendre la coque des noix et des paquebots.


À la brune, le jardinier abreuve les racines assoiffées. La terre-éponge avale l'eau. Dès l'aube, le soleil aspire le reste d'humidité.


À partir du ruisseau, dans le pré en pente, le long serpent noir de polyéthylène, déroulé sous le soleil, amène l'eau jusqu'à la ferme.


Fin des années cinquante, des centaines de terrassiers venus du Maghreb ont creusé les tranchées pour l'installation de l'eau courante.


Aux eaux usées, la station d'épuration propose l'élimination des métaux lourds et des matières fécales, une véritable cure de jouvence.


Après assainissement, les fluides déversés dans les égouts reviennent dans le circuit normal. C'est ce qu'on appelle le cycle de l'eau.


L'eau chante dans le verre, la houle, le tuyau, la pluie, le lavabo, le torrent, la cascade, la gouttière, la casserole, la bouilloire.


À l'extérieur, la pluie ruisselle, hachurant la vitre. À l'intérieur, l'enfant écrit du doigt dans la vapeur d'eau une poésie éphémère.






« Ni bruit ni fureur », Éditions de La Table Ronde, 2017


REGARDE


regarde le fond de la rivière

vois les roues du vélo rouillé

dents d'acier mordant la chaîne

algues molles prises dans le pédalier

vois le chatoiement mouillé des écailles

les yeux ronds métallisés des poissons

le cercle jaune du reflet lunaire

regarde les cailloux tombant au ralenti

comme protons dans une piscine radieuse

regarde cette langue chair rouge tremblotant

bouche qui s’ouvre se ferme

pour dire oui pour dire non

regarde fugitivement le visage d'Ophélie

dans le long faisceau des phares

traînée de gaz et de poussière

sur le macadam de la rive

sel sur la queue des comètes

regarde la plume crevant le papier

vois le vide de la page

s'agrandir dans un miroir confusément

se densifier jusqu'au trou noir

regarde la danse échevelée des mots

nage dans le fleuve du temps






FILLE DU NORD


d'après Girl from North Country, chanson de Bob Dylan


si tu te déplaces là-bas vers le Nord

très loin où le vent est cassant dans

la bande de la frontière rappelle-moi

au bienveillant souvenir de celle qui

vit là elle était mon amour autrefois


Le vent du Nord respire en se tordant

sur le galbe de la planète, terrorise

en octobre le géranium, effarouche en

novembre le chrysanthème, ballotte en

décembre le blé d'hiver, extermine en

janvier le puceron. Aiguilles glacées

dans les lèvres noires de l'obscurité

boréale. Le voyageur claque des dents

sur l'asphalte sonore, rêche et gris.


si tu marches là-bas lorsque la neige

recouvre la ville floconneuse lorsque

la rivière s'engèle à la fin de l'été

vois je t'en prie si son manteau sera

assez chaud pour la protéger du vent.


Le canal s'allonge entre peupliers et

saules. Un cortège de péniches creuse

une entaille livide dans l'eau froide

picorée par les mouettes. Les percots

louvoient entre les hameçons de métal

garnis de lombrics convulsés. Cruelle

morsure dans les ténèbres aquatiques.

Le pêcheur se frotte le flanc tout en

se dandinant sur le chemin de halage.


je t'en prie vois si sa chevelure est

longue flamboyante dans les rayons du

soleil couchant regarde avec mes yeux

si sa chevelure serpente dans son dos

oui voilà mon plus précieux souvenir.


La mousse dépasse le bord du verre et

coule en longs filets glissant sur la

plaque trouée du zinc du comptoir. La

Blanche de Bruges tournoie au fond de

la gorge des filles blondes ou brunes

qui secouent leurs cheveux en arrière

vers la devanture de l'estaminet noyé

de buée tiède. Dans le néon jaune, le

satin cramoisi, l'harmonica hoquette.


je me demande perpétuellement si elle

se souvient de moi j'ai beaucoup prié

pour elle dans la nuit obscure de mon

âme dans l'éclatante clarté du soleil

je pince les cordes je souffle je vis


Le voyageur se hâte à la brune. Il se

dirige à gauche, l'ouest rose dans le

sable, dans les dunes, puis à droite,

l'est sombre dans la terre, parmi les

labours. Son front est incisé par une

ligne d'ombre. Il marche vers le feu,

vers le soleil, vers le Nord, vers le

haut, vers la nuit, vers le Nord. Une

brassée d'aubépine bourgeonne en lui.


si tu te déplaces là-bas vers le Nord

très loin où le vent est cassant dans

la bande de la frontière rappelle-moi

au bienveillant souvenir de celle qui

vit là elle était mon amour autrefois






LIVRES DE JEUNESSE


Je suis Michel Strogoff sur le chemin

d'Irkoutsk au fond du jardin derrière

les troènes houspillant l'attelage de

ma troïka tâtonnant les yeux fermés à

travers les parcs de légumes ô maman.


Je suis Robinson Crusoë faisant cuire

mes patates dans un feu de fanes œil

aux aguets au sommet d'un vieux saule

surveillant l'océan de poireaux l'eau

douce coule doux sur la nuit du jour.


Je suis Croc-Blanc mastiquant un bout

de viande gelée de carotte zigzaguant

dans les choux amas de neige grondant

sur les framboisiers pleins de sang à

quatre pattes grr grr lune du pylône.


Je suis Buck John sur un cheval blanc

au galop en courtes culottes dans les

cendres de l'allée me donnant sur les

fesses des tapes retentissantes coups

de feu claquant comme ma langue kchh.


Je suis Winnetou la tête encerclée de

liserons rampant silencieusement dans

les graminées lançant le tomahawk sur

les betteraves sous le tipi des draps

secs fumant le calumet de sureau ugh.






KNOWN UNTO GOD

Bird bird bird, bird is the word
Everybody's heard about the bird
The Trashmen


Dodo, pigeon migrateur, émeu noir, chevalier à ailes blanches, oiseau bleu, colombe versicolore, grand pingouin, ara glauque, pétrel de Sainte-Hélène, grèbe roussâtre, pic impérial, cormoran de Pallas, pélican de Nouvelle-Zélande, étourneau de Bourbon, foulque des Mascareignes, tétras de bruyère, aigle d’Haast, ibis de La Réunion, courlis esquimau, engoulevent de la Jamaïque, tadorne de Corée, harle austral, eider du Labrador, oie géante d’Hawaï, canard de Maurice, huîtrier des Canaries, tourterelle malgache, troglodyte des Antilles, autruche d’Arabie…

Vos noms ne sont pas gravés dans la pierre.

Il n’existe pas de monument à la gloire des espèces disparues, pas de flamme à ranimer pour l’oiseau inconnu, pour les volatiles envolés définitivement.

L’argent n’a pas d’odeur mais le mazout empeste, et sur les plages, les charognes puent. Les oiseaux ne se cachent pas pour mourir. Eux aussi passent au four et leurs os broyés, tamisés, deviennent de la farine animale.

Les anges innocents, zombies crucifiés par la modernité, rampent, englués dans la sombre marée montante.





Deux poèmes choisis dans « Arithmomania », Dernier Télégramme, 2021



LES CHAMPS DE LA NUIT


Les champs de la nuit s'étendent sous

les nuages difformes. Par les trouées

noires se glissent les braises naines

d'étoiles, d'étoiles de saltimbanques

& Arthur Rimbaud essaie de s'endormir

dans l'herbe douce du bas-côté malgré

le bruit des mobylettes, les ouvriers

du poste de nuit à Biache-Saint-Vaast


Le pourtour de la lune est barbouillé

de jaune ocreux. Les pinceaux pointus

des peupliers strient la voûte opaque

des cieux. Le transformateur ronronne

& Blaise Pascal dans le rond lumineux

du réverbère public frissonne au vent

du nord. Le fond de l'air effraie les

philosophes en visite à Wierre-Effroy


Les interminables pluies de l'automne

pilonnent les jardins nus. Le silence

et la boue recouvrent les sentiers de

la nécropole. Les morts sont mouillés

& Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski se

passe la main sous la barbe en fixant

les cartes de son jeu. La buée couvre

les vitres de ce bistrot de Lozinghem


Accroupi dans la poussière le charbon

les cendres, le gamin remplit un seau

en plastique, verse de l'eau, touille

et coule les pâtés. La plage est loin

& Vincent Van Gogh s'est assis sur un

banc dans l'abribus. Il murmure entre

ses lèvres quelque verset du livre de

Job en attendant le bus de Courrières


L'églantine et le sorbier des oiseaux

et le sureau et l'aubépine et l'osier

et la ronce mélangés inextricablement

le long des rails luisants de la voie

& Jack Kerouac colle son front sur la

vitre du compartiment. Les rafales du

vent de la course giflent les fourrés

épais. Prochain arrêt, gare de Beuvry






FORÊT


J’avais envie de me réconforter une dernière fois au spectacle des vieux arbres ;
qu’ils disparaissent peu à peu de cette terre est un présage des plus inquiétants.
Non seulement sont-ils les plus puissants symboles de la force maternelle de la terre,
mais aussi ceux de l’esprit ancestral qui se manifeste
dans le bois des berceaux, des lits et des cercueils.

Ernst Jünger


Veillant et méditant au sommet de Desolation Peak, Jack Kerouac, en 1956, dans la forêt nationale de Mount Baker, état de Washington.


Voyage au bout de la forêt, du jardin d’Éden aux cadavres rouges de Pripiat, des bûcherons de Gastine aux cendres de Pedrogao Grande.


Les derniers hommes aménagent la forêt. L’administration détermine la taille et le nombre des tables de pique-nique en bois exotique.


Après le retour réussi de l’ours et du loup dans la forêt domaniale, des écologistes urbanisés exigent la réintroduction de l’Indien.


Nathalie Wood, James Woods et Frank Underwood sont des stars d’Hollywood. En France, nous avons Marie Laforêt et Maxime Le Forestier.


Lewis et Clark ouvrent la voie au cheval de fer, aux autoroutes. De l’orée à l’arrêt, la forêt n’est plus vierge, la forêt n’est plus


Sur les bords de la Volga, dans les clairières sacrées, le peuple Mari célèbre le culte animiste des arbres, divinités bienfaisantes.


Dersou Ouzala n’est plus là, il a quitté la taïga, il n’est pas dans la toundra, il est peut-être au Valhalla, voire même au Nirvana.


Dans la lumière solaire ou dans le brouillard humide, même sous l’averse de neige, comme il est bon de serrer un arbre dans ses bras.



Notes de l’auteur :

-Pripiat en Ukraine se trouve à trois kilomètres de la centrale atomique de Tchernobyl. Les arbres de la forêt alentour ont été tués par les radiations.

-Pedrogao Grande au Portugal a été en juin 2017 le centre d’un catastrophique incendie de forêt.

-Frank Underwood est le nom du personnage principal du feuilleton télévisé House of Cards.

-Meriwether Lewis et William Clark ont réalisé de 1804 à 1806 la première traversée du continent nord-américain. Leur journal a été publié en 1993 aux éditions Phébus.

-Dersou Ouzala était un chasseur toungouse vivant dans les forêts de l’Oussouri en Sibérie. Sa vie a été racontée en 1921 par Vladimir Arséniev. Akira Kurosawa en tira un film en 1975.

Lucien Suel: À propos
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